Trois regards sur les mémoires plurielles de trois conflits armés
Que veut dire « normalisation » dans un territoire occupé ? Pourquoi après deux générations, une communauté déplacée reste étrangère partout ? Comment, malgré les violences de la guerre, les solidarités construisent aussi l’avenir des victimes ? Ces questions – parmi d’autres – ont nourrit le projet international de recherche Mémoires plurielles, un travail sur les mémoires collectives des conflits armés au Sri Lanka, en Palestine et au Burundi. Le recueil des récits de la guerre dans ces trois pays conforte l’hypothèse d’une résilience des populations face à l’instrumentalisation des traumatismes par les bellicistes. Mais les six années de recherche confrontent aussi les théories sociologiques sur les transitions post-conflits à des réalités qu’elles n’avaient pas su embrasser. « La force des résultats de ce projet terminé en 2020 tient notamment aux personnes impliquées », commente le directeur du programme Guy Elcheroth, de l’Université de Lausanne. Parmi elles, trois jeunes chercheuses, rassemblées par le projet mais aussi par leur expérience de la guerre : Mai Albzour, palestinienne, Esther Surenthiraraj, sri-lankaise et Sandra Penic, croate.
Sandra Penic a coordonné, dans le cadre d’un post-doctorat à l’Université de Lausanne, la large enquête sur les trois pays. « Le projet est basé sur l’hypothèse que la diversité des récits des différentes expériences de la guerre favorise la tolérance et empêche une lecture simpliste qui nourrit la haine », explique Sandra Penic, qui confie que sa propre expérience de la guerre en ex-Yougoslavie n’est pas étrangère à son intérêt pour ce sujet. « Je voulais m’atteler à cette question de la transition, après avoir vécu la recrudescence du nationalisme dans les Balkans. » Celle qui a dû fuir Vukovar au début de la guerre pour rejoindre Zagreb sait que « l’histoire est toujours plus complexe que le récit manichéen du eux contre nous. Je me souviens de l’aide que j’ai reçu à chaque étape de mon voyage. La guerre ne crée pas juste des victimes passives mais aussi des solidarités. » La jeune femme puise dans un exemple plus récent pour illustrer son propos : « L’entraide existe même le long de la frontière en Ukraine, et certains Russes élèvent la voix contre leur propre gouvernement, malgré le coût personnel énorme. Nous devons entendre la complexité de ces récits. »
«L’exposition à la violence peut créer une opposition à la violence»
Celle qui a testé les questionnaires d’enquêtes auprès de sa famille a besoin de relais sur place. En particulier pour accéder aux palestiniens en Cisjordanie et à Jérusalem et à la communauté musulmane victime de déplacement forcé en 1990 au Sri-Lanka. Pour couvrir ces terrains difficiles, elle collabore avec sept doctorantes, dont Mai Albzour et Esther Surenthiraraj. Deux cent récits personnels et quelques milliers d’enquêtés plus tard, Sandra Penic défend les résultats de l’équipe : les gens qui reconnaissent la diversité des expériences de la guerre sont plus favorables à une justice transitionnelle et sont actifs pour construire cette transition. Un résultat significatif pour celle qui défend l’importance de partager les récits d’entraide et d’empathie. « La guerre a bien sûr des effets délétères comme la haine. Mais elle crée aussi de la résilience, l’exposition à la violence peut créer une opposition à la violence. Une réalité que nous avons retrouvé sur tous les terrains. » Mais l’accès aux récits sur différents terrains – dans le cas palestinien en particulier – lui montre aussi les limites des outils sociologiques mobilisés.
« Les concepts de psychologie sociale développés dans des contextes occidentaux relativement pacifique ne s’appliquent pas facilement au contexte palestinien. Nous imaginions un processus universel, alors que la violence de l’occupation empêche largement les solidarités entre groupes. Pire, quand elles existent, elles affaiblissent parfois la reconnaissance de l’injustice. »
Mai Albzour ne nous racontera pas autre chose. Chercheuse à l’Université de Birzeit, elle a rejoint le projet Pluralistic Memories en 2015, dans le cadre d’un doctorat à l’Université de Lausanne. La jeune chercheuse palestinienne a contribué aux deux enquêtes de terrain du projet en Cisjordanie et à Jérusalem. Selon elle, la collecte d’informations a été un énorme challenge : « la société palestinienne est une société hautement politisée, mais elle est exposée à un système de contrôle colonial violent, ainsi qu’à un système de contrôle national autoritaire. » Le quotidien des Palestiniens est complexe et comporte de nombreux aspects de souffrance et de fermeté en même temps, explique-t-elle. Selon la sociologue, faire de la recherche dans une réalité coloniale tout en suivant la production mondiale de connaissances multiplie les différences structurelles entre les chercheurs eux-mêmes : « pour tout chercheur qui appartient à un groupe désavantagé, beaucoup d’efforts sont nécessaires « to catch up with the boat ». » Néanmoins, la collaboration académique avec l’Université de Lausanne n’est pas vaine pour autant, loin de là assure Mai Albzour : « Ce travail a été l’occasion de discussions académiques intenses. » Il a conduit au développement de projets de recherche communs qui étudient les mécanismes psychologiques au-delà de la réalité de la ségrégation en Palestine.
Dans le cadre du projet, Mai Albzour a donc étudié les contacts des Palestiniens avec les Israéliens, une des rares recherches de terrain sur ce sujet. « Les relations personnelles et professionnelles entre les habitants de Cisjordanie et leurs colonisateurs sont très rares. Les contacts avec les Israéliens consistent à des interactions avec les forces militaires et sont caractérisées par la violence et la déshumanisation », explique la chercheuse. Son projet de recherche portait sur l’une des principales hypothèses de la théorie des contacts intergroupes, utilisée par les organisations de la société civile comme un outil de réduction des conflits. « En Palestine, les interventions organisant des rencontres en vue d’une « normalisation » ont été critiquées, notamment pour leur incompatibilité avec la réalité quotidienne des participants, ainsi que le contexte structurel de rapports de force asymétriques dans lesquels elles s’inscrivent », conlu-t-elle. Mai Albzour et Sandra Pennic travaillent à un nouveau projet sur l’impact de vivre à proximité d’une infrastructure de surveillance. Sachant qu’en Cisjordanie, toute habitation est en moyenne à 2,5 km d’un poste de surveillance, et que, dans un rayon de 10 km, une personne est susceptible de croiser cinq check-points, nous raconte Sandra Pennic, grâce à des données tirées d’images satellites.
Enquêtes en zones hautement militarisées
Autre terrain, autre réalité : celles de la communauté musulmane déplacée au nord du Sri-Lanka. Quand je contacte Esther Surenthiraraj à l’été 2022, le gouvernement vient de tomber. La chercheuse est partagée entre l’espoir d’ouverture de son pays mais aussi le risque d’un chaos politique et économique. En 2015, au début du projet Mémoires plurielles, l’heure semblait à l’ouverture politique. Une ouverture de courte durée mais qui a permis de lancer un terrain d’enquêtes difficile à mettre en œuvre sous un gouvernement autoritaire et répressif. « Nous avons utilisé cette occasion pour lancer des enquêtes dans des zones hautement militarisées, afin de recueillir les témoignages des musulmans déplacés, une communauté oubliée au Sri Lanka », raconte la chercheuse sri-lankaise qui rappelle que les musulmans ont été expulsés de la province du Nord en 1990 et vivent en « déplacement prolongé » depuis. La chercheuse interroge les politiques qui traitent ces déplacements d’après-guerre comme des périodes de transition : « Ces politiques masquent les complexités vécues par les gens pour qui le déplacement est interminable. Pour ces musulmans, le retour-rester n’est pas une option mais une réalité alors qu’ils oscillent entre leur région d’origine et le Nord-Ouest où ils ont été installés. » Après 30 ans, la question du retour est évidemment complexe. « La génération déplacée envisage de rentrer mais certains restent finalement, pour ne pas s’éloigner de leurs enfants. D’autres partagent leur vie entre un terrain récupéré dans le Nord et leur maison dans le Nord-Ouest. Les générations suivantes restent ambivalentes quant au retour, alors qu’elles ne connaissent rien de la vie dans le nord si ce n’est à travers le récit des souvenirs. » Mais retour ne signifie pas réconciliation, explique Esther Surenthiraraj : « Les discriminations sont fortes, qu’ils restent ou qu’ils rentrent, car partout ils sont des étrangers. »
La jeune chercheuse a su construire la confiance des personnes enquêtées pour recueillir leurs témoignages. « Je suis femme tamoule, chercheuse, déplacée, ce qui m’associe aussi à une minorité ! », souligne celle qui, à six ans, a aussi dû déménager avec ses parents vers le sud pour ne jamais rentrer. « Mais les musulmans vivent des violences horribles, certaines résonnent avec mon histoire, d’autres je ne pouvais pas les imaginer. La communauté musulmane réfute le terme de déplacé parce qu’il minimise la réalité de la violence », souligne Esther Surenthiraraj. Un euphémisme qui n’est pas sans rappeler celui de la « normalisation » israélo-palestinienne. « Les musulmans demandent aujourd’hui une reconnaissance de l’injustice dont ils ont été victimes. Il n’est pas encore question de réconciliation mais cette reconnaissance y participerait à terme. Cette revendication souligne d’ailleurs le double poids qui pèse sur les descendants : le souvenir et la demande de justice ». Aujourd’hui, la crise économique et politique s’ajoute aux violences héritées de la guerre. « Est-ce que la mobilisation populaire sur des questions politiques et économiques pourra faire taire ou au moins reléguer au second plan les haines raciales ou religieuses ? », lance Esther Surenthiraraj, plus comme un espoir que comme une hypothèse.
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Sources
Autrice: Magali Reinert
Traduction: Maria Ojeda
Si le programme Mémoires plurielles s’est terminé en 2020, il n’a pas fini de faire des émules. Outre plusieurs publications, thèses de doctorats et ouvrages, le projet a légué 25 jeux de données à la communauté scientifique internationale.
projet r4d: Fostering Pluralistic Memories and Collective Resilience in Fragile Transitional Justice Processes