
Kick it like a girl!
Griffonné sur une table de classe, un terrain de foot est couvert de prénoms de filles, deux équipes féminines rêvées par des élèves. Avec cette image aperçue lors d’une surveillance d’examen dans un lycée à Dakar, Marame Cissé, chercheure en postdoctorat à l’Université de Saint-Louis au Sénégal, évoque la place grandissante du football dans l’imaginaire des jeunes sénégalaises. Dans le cadre d’une recherche internationale intitulée Kick it like a Girl!, la sociologue interroge le rôle du football féminin dans l’émancipation des femmes en Afrique de l’Ouest. « Financée par le programme r4d, ce projet cherche à comprendre comment l’engagement des filles dans des équipes de football au Cameroun et au Sénégal transforme leur participation à la vie sociale », élargit Béatrice Bertho, chercheuse de la Haute école spécialisée de la Suisse occidentale de Lausanne (HETSL-HES·SO), qui assure la coordination scientifique du projet dirigé depuis 2018 par sa collègue Dominique Malatesta.
Avec la percée internationale du football féminin ces dernières années, les équipes féminines ont le vent en poupe et l’Afrique ne fait pas exception, au contraire. Au Cameroun, le succès des Lionnes Indomptables a fait des émules. «Les joueuses en sélection nationale symbolisent la réussite. Ça constitue la toile de fond de la pratique du football par les filles, dans les quartiers, dans les écoles», souligne Béatrice Bertho. «Le foot féminin camerounais est de plus en plus valorisé socialement, les joueuses deviennent des vedettes, affichent leurs photos, leurs trophées, leurs médailles…», confirme Tatiana Fouda, doctorante à Université Catholique d’Afrique Centrale (UCAC) à Yaoundé. Au Sénégal, le mouvement est plus récent. «Les jeunes sénégalaises sont en train de mettre en place un football féminin, un vrai engagement politique alors que ce sport n’est pas encore institutionnalisé comme au Cameroun », compare Tatiana Fouda.
La légitimité des loisirs pour les filles
Au-delà du plaisir du jeu, rejoindre une équipe de footest une ouverture inédite pour beaucoup de jeunes joueuses. «A Ziguinchor, pour certaines filles, être joueuses dans le club du quartier est leur première occasion de quitter la ville, de voir du pays, d’aller à l’hôtel. Certaines joueuses ne sont jamais allées à l’école; le foot est leur premier accès à un loisir, à un apprentissage», raconte Banna Diaboula, chargée de recherche. Preuve que le plaisir de la découverte prime parfois sur le sport, Marame Cissé se rappelle les propos d’un entraineur au moment du briefingde ses joueuses avant un match : «Ce n’est pas une sortie, c’est pour aller gagner! ».
Mais cette émancipation ne va pas de soi. L’engagement des filles dans le foot se heurte souvent à la place qui leur est assignée dans la vie domestique. «L’acceptation sociale du football féminin pose la question plus large de la légitimité des loisirs pour les filles», rappelle ainsi Béarice Bertho, qui souligne qu’elles «sont supposées aider leurs mères et se préparer à leur futur rôle d’épouse». Lors d’un entretien mené dans le cadre de cette recherche, une jeune joueuse de Yaoundé raconte: «Comme j’étais la seule fille dans la famille, j’avais toujours beaucoup à faire. (…) Tout ça pour qu’ils acceptent que je joue. Sinon, pourquoi je devais être la seule à travailler? Mes frères ne faisaient rien à part laver le sol. Je ne suis pas un être humain comme eux? Vraiment, je voulais grandir et changer tout ça.» Une autre joueuse raconte comment elle a été battue par sa mère jusqu’à ce qu’elle monte en équipe nationale.

Photo 1: Entrainement des joueuses à la Rail Football Academy, première académie réservée aux filles, créée en janvier 2019. Yaoundé, janvier 2019. Crédit:Béatrice Bertho
«Une autre façon d’être femme »
La défiance des familles vient aussi d’une panique morale autour de l’homosexualité présumée des filles qui jouent au foot. Sachant que l’homosexualité est encore considérée comme un délit dans les deux pays. «Ce sujet n’était pas central dans notre recherche mais, une fois sur le terrain, il s’est révélé omniprésent dans les discours de nos interlocuteurs et interlocutrices, en bref, incontournable», raconte Béatrice Berho. En rejoignant une équipe de foot, beaucoup de jeunes filles se rasent la tête, prennent comme surnom des noms de joueurs masculins. «En adoptant ces caractères masculins, les filles se mettant en porte-à-faux avec les critères de beauté féminine. Avec des conséquences parfois graves, puisque certaines sont battues ou exclues de chez elles. Cela dit, on n’entend pas de revendications de l’homosexualité, ni de coming out. Beaucoup insistentpour direqu’elles défendent une autre façon d’être femme », raconte Marame Cissé.
Si le sujet reste tabou, certains entraineurs connaissent l’homosexualité de leurs joueuses et la tolèrent. «Les entraineurs n’en parlent pas mais en général ils l’acceptent car ils n’ont finalement pas le choix. Il faut aussi dire que les filles l’assument peu», raconte Tatiana Fouda. Bien que les clubs restent un univers très masculin, le staff joue ainsi un rôle pour convaincre les familles de laisser leurs filles rejoindre une équipe de foot. En leur promettant «de les surveiller», tout en faisant miroiter le mirage de la réussite. «Un jour, un entraineur interpelle devant moi la famille réticente d’une joueuse : «tu ne veux pas que ta fille soit comme «Sadio Mané» [une star du football sénégalais ]», raconte Banna Diaboula.

hoto 2: Des tags de rue représentants des stars féminines du football camerounais dans une rue de Yaoundé, mars 2020. Crédit:Tatiana Fouda
Quelques euros par match
Face au succès international du football féminin, de nombreux clubs de foot cherchent à monter des équipes féminines, conscients qu’un marché pourrait bien s’ouvrir. Et encouragés par les subventions accordées par les fédérations de foot. Entraineurs et patrons de clubs espèrent ainsi identifier la bonne joueuse qui pourra monter en sélection nationale. «Les clubs reconnaissent rarement qu’ils espèrent des retombées. L’un d’entre eux m’avait confié qu’investir dans le football féminin, c’est comme jouer à la loterie», se rappelle Marame Cissé. Au Cameroun, où le foot féminin a pris des galons, l’enjeu est plus palpable. «Des entraineurs avouent, à voix basses, attendre de devenir «les barons du football féminin»», évoque Tatiana Fouda.
Pour les filles en revanche, l’espoir d’une réussite financière est ténu. Même si elles évoluent en division nationale, les joueuses sont payées quelques euros par match, plus rarement pour les entrainements. «La rémunération est arbitraire, selon le bon vouloir du président du club. C’est seulement en intégrant la sélection nationale que les joueuses peuvent espérer avoir une vraie rémunération», raconte Tatiana Fouda. Les joueuses restent à la charge de leurs familles, ou font des petits boulots. Mais malgré le peu d’argent en jeu, pour beaucoup, cette source de cash est inédite. Le début d’une autonomie financière, aussi maigre soit-elle. Et puis le foot, c’est aussi cette expérience du groupe. «Il existe des caisses de solidarité entre les filles, elles s’entraident, elles font face collectivement à l’adversité, aux réticences de leurs familles…», raconte Marame Cissé.
«Le fait que les filles jouent au football se déroule dans un contexte à la fois défavorable et favorable. Défavorable parce que les filles sont dénigrées et matériellement désavantagées dans le jeu, mais aussi favorable parce que le football féminin a lieu et s’inscrit dans un contexte général de politiques d’égalité des sexes», commente Béatrice Bertho. «En s’appropriant l’espace du football mondialisé au travers de leurs stratégies d’engagement multiples, il n’en reste pas moins que la fabrique du football au féminin reste bien davantage le fait des joueuses que celui des politiques publiques et des institutions», complète l’anthropologue Françoise Grange Omokaro de l’Institut de Hautes Études Internationales et du Développement (IHEID). La chercheuse est partenaire du projet, au côté également des sociologues Désiré Manirakiza et Marie-Thérèse Mengue de l’Université Catholique d’Afrique Centrale.

Photo 3: Départ en taxi des filles de l’équipe du lycée de Nsam-Efoulan pour un tournoi. Yaoundé, mars 2020.Crédit:Béatrice Bertho
Études anthropologiques du développement
Trois jeunes chercheuses sont largement citées dans cet article, un écho à la volonté du projet et du programme du r4d de renforcer les carrières des jeunes universitaires africaines. Un casting qui sert aussi la dominante ethnographique de ce projet. «Associer ces jeunes chercheuses à une recherche sur des terrains qui ne leurs sont pas hostiles, à comprendre des situations qui leurs sont proches, contribuent à la qualité de cette recherche. C’est aussi un enjeu de se démarquer des études quantitatives qui dominent les études du développement pour montrer la valeur des données ethnographiques pour comprendre la place des femmes», pointe Dominique Malatesta. De la même génération que les footballeuses, chaque jeune chercheuse trouve une façon de créer du lien: être dans le groupe whatsapp des joueuses, ramasser le ballon au bord du terrain… Banna Diaboula confirme ses bonnes relations avec les filles qui se confient à elle sur leur difficulté dans le club, dans leurs familles. La singularité des différentes relations contribue ainsi à la richesse des données.
Avec la pandémie, les recherches de terrain ont pris du retard. Il faudra donc attendre l’année prochaine pour que l’équipe internationale livre ses résultats sur la portée émancipatrice du football féminin. A l’instar du rôle du foot au moment des luttes de décolonisation, étendard d’une conscience nationale et panafricaine, le football féminin sera-t-il un fer de lance de l’égalité des sexesen Afrique subsaharienne ?
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Sources
Contact:
Dominique Malatesta, dominique.malatesta@eesp.ch, Béatrice Bertho, beatrice.bertho@hetsl.ch, Ecole d’études sociales et pédagogiques, Haute école de travail social et de la santé HES-SO,
Projet r4d:
Kick it like a Girl! Young Women Push Themselves Through Football in the African Public Space, http://www.r4d.ch/modules/thematically-open-research/kick-it-like-a-girl
Credit photo titre:
Béatrice Bertho
Magali Reinert est une journaliste scientifique freelance basée à Montpellier.