Kick it like a girl! Des jeunes footballeuses camerounaises se racontent
Les Lionnes indomptables viennent de loin. Si populaire soit l’équipe nationale féminine de football du Cameroun, les footballeuses ont du mal à faire admettre leur place sur le terrain, dans une société où leur avenir se construit avant tout à l’école et à la maison. «Pour une fille, faire du foot reste une situation jugée peu respectable, choisie par des filles rebelles. Des idées reçues qui dominent largement », explique Béatrice Bertho, chercheuse de la Haute école spécialisée de la Suisse occidentale de Lausanne (HETSL-HES·SO). En s’intéressant à l’émancipation des jeunes Africaines à travers le football (lire notre article), la recherche internationale Kick It Like a Girl! – que Béatrice coordonne – développe une approche participative pour proposer à des jeunes footballeuses de construire leur propre discours sur leur histoire. «On voulait impliquer les jeunes footballeuses dans la production scientifique; qu’elles ne soient pas seulement des sujets d’étude mais qu’elles soient actives dans la production de connaissances sur elles-mêmes», raconte la socio-anthropologue.
Pour faciliter la construction de ces récits, l’équipe de recherche opte pour ledigital storytelling, un format vidéo court à travers lequel une personne raconte une histoire qui la concerne. Pas une simple vidéo improvisée mais un montage minutieux qui repose sur une méthodologie collaborative et va mobiliser plusieurs semaines de travail. Tatiana Fouda, doctorante à l’Université catholique d’Afrique centrale (UCAC) à Yaoundé, est, avec Béatrice, l’autre cheville ouvrière du projet.
Première étape, trouver des footballeuses prêtes à jouer le jeu. Béatrice pense à une joueuse d’une équipe de foot d’un lycée rencontrée sur le terrain en 2020. Elle se souvient de l’aisance de Mbitounou, qui pouvait la prédisposer à l’exercice. L’intérêt fût réciproque puisque Mbitounou a depuis choisi une licence de sociologie, « comme toi » lui déclarera-t-elle lorsque la chercheuse reprend contact un an et demi plus tard. Recrutée, la jeune joueuse convainc trois autres copines en première et deuxième divisions : Kevine Ossol, Mewali et Viviane Elanga. Tatiana complète le groupe.
«Jusqu’à la dernière minute, je n’étais pas sûre qu’on y arrive»
Le 31 octobre 2021, les six femmes se retrouvent pour la première fois. «Nous expliquons longuement le projet et Kevine le résume finalement en une phrase: «Si je comprends bien, l’idée est de donner aux filles le même respect que l’on donne aux garçons?».C’était parti!», se souvient Béatrice. La chercheuse n’a rien laissé au hasard, en se formant au digital storytellingau Story Center de Berkeley en Californie: «A la différence du storytelling en vogue dans la communication et la politique, la méthode du Story Center est avant tout un outil d’émancipation des personnes marginalisées, comme les migrant·es ou les personnes racisées.Le public de ce centre est d’ailleurs plus proche des milieux artistiques et militants que du milieu académique.»
Plusieurs rencontres permettent d’abord d’affiner les histoires de chacune, de les aider à creuser. «Ce n’est pas un cheminement linéaire. On part d’un souvenir, d’une photo ou d’un son… ce qui aide à entrer dans l’histoire qu’on a envie de raconter », commente Béatrice. Les deux chercheuses mouillent également leur chemise. La sociologue montre une vidéo qu’elle a faite sur elle pendant sa formation: «Que je me dévoile avec cette vidéo les a beaucoup touchées.» Tatiana se lance dans la production d’une vidéo.
«Jusqu’à la dernière minute, je n’étais pas sûre qu’on y arrive», se rappelle Béatrice. Entre les entrainements de foot, le travail dans une épicerie pour l’une et dans les cuisines de commerçants chinois pour l’autre, les familles qu’elles ont parfois à charge, l’avancement dans l’écriture est dur à tenir. Sans parler de l’enregistrement des voix off, des prises de photos et des vidéos pour habiller le récit, le tout avec des moyens modestes. Puis encore des heures de travail de montage avec chacune des joueuses. «Elles ont l’âge de mes filles et la même impatience face à la lenteur du travail.Mais au moment où l’ébauche prend forme, c’est un large sourire, une joie immense, parfois des larmes», raconte Béatrice qui témoigne de l’émotion des filles quand elles s’écoutent pour la première fois raconter leur histoire.
Poulet grillé, gloussements et rires
Autour d’un poulet grillé, les filles partagent finalement leur production en groupe. Béatrice se souvient des gloussements, des rires et des moqueries qui ponctuent le visionnage des vidéos. «Cette proposition de se raconter est une approche américaine exotique pour une Franco-Suisse, alors imaginez pour des jeunes femmes camerounaises, pour lesquelles la parole est très bridée. Mais cette méthode rassemble ce que les Américains ont de meilleur: la bienveillance et la créativité», développe la chercheuse.
Chaque joueuse à sa manière met en scène son histoire. Les références à la religion, au travail, à la persévérance reviennent, autant de valeurs qui percutent les préjugés sur des jeunes têtes brûlées. «Ces vidéos sont une autopromotion où elles mettent l’accent sur ce qui les porte et où elles passent sous silence les difficultés avec leurs familles, avec leurs coaches», insiste Béatrice. «Les footballeuses ont souvent une histoire similaire: originaires d’un milieu modeste, elles se dressent contre leur famille pour jouer au foot, un directeur sportif les remarque et les équipe…», raconte Tatiana, qui fait son doctorat sur ce sujet. Et elle ajoute: «Mais avec ce travail de storytelling, j’ai réalisé à quel point le foot fait partie d’elles. Elles misent tout sur cette carrière sans aucune garantie et malgré leurs grandes difficultés matérielles : elles n’ont pas de godasses, elles ont à peine de quoi se nourrir et même pas de quoi payer leur déplacement au stade.» En filigrane de ces histoires apparaît aussi leur conquête progressive d’un espace qui ne leur était pas destiné. Une violence accrue par la dureté des entrainements et les blessures à répétitions.
«Un contre-narratif puissant»
Puis vient la dernière vidéo, celle de Tatiana qui raconte le harcèlement sexuel dont elle a été victime par un président de club. Béatrice se souvient que les quatre joueuses n’en revenaient pas: «On croyait qu’ils ne faisaient ça qu’à nous, aux joueuses.». Tatiana avoue qu’elle a eu du mal à revoir sa vidéo, avec le sentiment d’en avoir trop dit. Mais, en sociologue scrupuleuse, elle se force à prendre du recul : «La réaction des filles m’a montré que j’étais passée à côté de cette réalité dans ma recherche. Les joueuses que j’ai pu interroger ont toujours nié l’existence du harcèlement. Plus largement, je réalise que ce sujet n’est pas débattu au Cameroun, que le harcèlement est une normalité pour les femmes camerounaises.»
«L’équipe de recherche et les joueuses aimeraient maintenant que ces vidéos puissent circuler, car elles construisent un contre-narratif puissant aux préjugés sur les footballeuses», poursuit Béatrice. La première personne à qui elle les montre, une universitaire camerounaise, confirme son hypothèse: «Elle était pleine d’idées reçues sur ces jeunes femmes et n’en revenait pas du sérieux et de la force de leur engagement dans cette carrière.» Les joueuses, elles, poursuivent leur vocation. Après avoir rejoint les Lionnes indomptables pour la qualification à la Coupe d’Afrique des nations (CAN) féminine, Kévine a marqué un but contre la Gambie. Viviane et Mewali attendent avec impatience le démarrage du championnat, et Mbitounou poursuit sa trajectoire avec les U17 de la sélection nationale.
Credit photo titre: Béatrice Bertho
Magali Reinertest une journaliste scientifique freelance basée à Montpellier.
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Sources
Contact:
Béatrice Bertho, beatrice.bertho@hetsl.ch, Ecole d’études sociales et pédagogiques, Haute école de travail social et de la santé HES-SO,
Projet r4d:
Kick it like a Girl! Young Women Push Themselves Through Football in the African Public Space,
http://www.r4d.ch/modules/thematically-open-research/kick-it-like-a-girl